Article paru dans Libération le 18 mai 2000
© Libération 2000
Sitôt le Dogme sur rails, Lars von Trier saute
du train en marche et réalise une comédie musicale autour de la
pop égérie Björk. Malgré sa floraison de ballets et
de chansons (toutes choses absolument proscrites par les tables de la loi Dogma),
Dancer in the Dark ne marque pas pour autant un quelconque repli du trublion
danois vers un cinéma plus pantouflard. Il prolonge au contraire la méthode
expérimentée avec les Idiots et la télescope à un
récit proche de Breaking the Waves. Ce nouveau portrait de sainte martyre
offrant son corps pour accomplir un miracle est entièrement tourné
en DV, avec cadres flottants, montage heurté, faux raccords à
foison et acteurs en semi-impro. Le film s’essaie à un grand écart
acrobatique entre fantasme de pur cinéma hollywoodien, tendance le Magicien
d’Oz ou la Mélodie du bonheur, et quelque chose de plus indéfinissable,
une forme mutante tenant à la fois de l’art vidéo, du cinéma
amateur, de la vidéodanse et de la performance.
L’histoire est pourtant on ne peut plus classique. Selma
(Björk) est une immigrée tchèque trimant en usine dans l’Amérique
des années 60. Une maladie la rend progressivement aveugle, et son fils
lui aussi est menacé de cécité. Selma économise
sur son maigre salaire pour payer à son garçon l’opération
qui guérira ses yeux. Ce pourrait être un récit d’Hector
Malot, un roman-photo à l’eau de rose ou la trame d’un film muet interprété
par Lillian Gish (les Deux Orphelines, le Lys brisé). Mais le scénario
de Griffith est tombé entre les mains d’Andy Warhol, et la guest-list
internationale de ce happening (Björk, la parfaite Catherine Deneuve, Peter
Stormare de chez les frères Coen, Udo Kier de chez Fassbinder, Robby
Muller à la photo et même Joel Grey, ex-meneur de revue et citation
vivante de Cabaret) lui donne des airs de Factory jet-set.
Lars von Trier est vraiment
très fort pour dissoudre d’abord les conventions du mélo édifiant
dans les acides de l’esthétique d’avant-garde, pour, en dernier ressort,
redresser la barre d’un violent coup de reins et jouer à fond le premier
degré du tord-boyaux mélodramatique (certains sensibles ont quitté
la salle en sanglots). Pour lui, l’idée de la mise en scène comme
mise en ordre du monde et du montage comme principe rationnel est définitivement
caduque. L’échelle des plans (rapproché, lointain) n’a plus valeur
de ponctuation dramatique. L’angle de prise de vues ne cherche plus à
faire sens. A l’exception des scènes de comédie musicale, le film
semble piloté par un opérateur au cœur de la mêlée,
dont les choix seraient dictés par la nécessité et non
une volonté de discours. Les images coulent en cascades, plus ou moins
biscornues, plus ou moins lisibles.
Mais ses expérimentations s’arrêtent toujours
avant le point de rupture. Il s’étourdit à filmer de n’importe
où, n’importe comment, mais sait aussi, par moments, être efficace
comme personne en surlignant une émotion par un gros plan ou en valorisant
une chorégraphie par un montage très dynamique. La mise en scène
semble jouer alternativement pour et contre son camp, avec et sans le film.
Passé maître dans cet artisanat d’objets
conceptuels retors, Lars von Trier fascine et agace. De toute façon,
quelque chose d’indéniablement contemporain et stimulant passe par lui.
Dancer in the Dark n’aurait évidemment pas la même prestance sans
son exceptionnelle interprète principale. Il n’existerait peut-être
même pas du tout, puisque Björk, qui a aussi composé les morceaux
qu’elle chante, en est aussi la source d’inspiration majeure – clin d’œil et
hommage aux antécédents de son modèle, Lars von Trier glisse
par deux fois dans ses dialogues un «it’s so quiet» qui renvoie
au clip du même titre signé Michel Gondry, qui la métamorphosait,
déjà, en héroïne de comédie musicale. Ce qu’accomplit
Björk dans le film est dément. Tour à tour mocheté
à grosses lunettes, petite taupe déboussolée trébuchant
tragiquement sur les arrêtes du monde et corps gazeux en apesanteur, aussi
aérien que sa voix escaladant les octaves, elle se donne au film sans
retenue, devançant toujours d’une tête son personnage dans la course
à la béatification. Elle sait que dans les shows de cinéma
du grand artificier von Trier, il faut savoir passer en force. Elle y parvient
avec une grâce surréelle et emporte tout le film sur ses ailes.
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Björk : The Iceland
Saga © 2000 Jemenvol